Vivre vite / Brigitte Giraud

Vivre vite / Brigitte Giraud
Editions Flammarion, 2022, 205 p.

# Roman

Présentation


L’auteur de ce roman qui s’adresse à ceux qui sont à la recherche de témoignages sur le vécu du deuil, a reçu le prix Goncourt 2022.

Comment trouver du sens à l’impensable ?

Brigitte Giraud enchaîne les « si » pour trouver une cohérence entre les différents événements survenus avant l’accident mortel de son conjoint. Elle étudie les moindres circonstances (les faits et gestes, les états d’âme, les oublis, les empêchements, la météo…), et va même jusqu’à imaginer qu’à certains moments, elle aurait pu changer le cours des choses par des choix différents.

Le chemin du deuil est souvent encombré de « si » à propos du passé (ce qui aurait pu conduire à éviter l’irrémédiable), et à propos du futur (ce qui aurait dû être vécu). Car avec les « si », tout devient possible en pensée, parfois pour le meilleur (soulager le sentiment d’impuissance face à l’irréversible en reprenant le contrôle sur l’imprévisibilité) et parfois pour le pire (ressasser les remords).

Cette histoire peut résonner en tous ceux qui connaissent le deuil intimement ou en tant qu’accompagnants de personnes endeuillées.

Par Béatrice Forest, psychologue clinicienne

Extrait

Quand aucune catastrophe ne survient, on avance sans se retourner, on fixe la ligne d’horizon droit devant. Quand un drame surgit, on rebrousse chemin, on revient hanter les lieux, on procède à la reconstitution. On veut comprendre l’origine de chaque geste, chaque décision. On rembobine cent fois. On devient le spécialiste du cause à effet. On traque, on dissèque, on autopsie. On veut tout savoir sur la nature humaine, des ressorts intimes et collectifs qui font que ce qui arrive arrive. Sociologue, flic ou écrivain, on ne sait plus, on délire, on veut comprendre comment on devient un chiffre dans des statistiques, une virgule dans le grand tout. Alors qu’on se croyait unique et immortel.

Présentation


Brigitte et Claude forment un couple de jeunes quadras, installé dans un ancien quartier ouvrier de Lyon en voie de « gentrification », comme on ne disait pas encore à l’époque. Nous sommes au milieu des année 90. Ils ont grandi et se sont connus à Rillieux-la-Pape, dans la banlieue lyonnaise, avant de s’installer au centre de la métropole, loin des barres HLM de leur milieu d’origine. En 1981, ils votent pour la première fois, puis deviennent, quelques années plus tard, grâce à un héritage, propriétaires de leur premier appartement à La Croix-rousse, l’ancien quartier des canuts. Ils fréquentent les bars, les cinémas, les salles de concert. Claude est un mordu de rock. Il se fait engager à la médiathèque de Lyon, qui est justement en train de développer un fonds musique. Un service dont il devient le directeur au bout de quelques années. Brigitte travaille quant à elle chez un éditeur. Elle commence aussi à écrire. Ils écoutent Nirvana, Oasis, Dominique A… « Nous imaginions avoir le monopole de l’art de vivre. Nous étions des gens cool et sûrs de nous. » En 1999, alors qu’ils viennent tout juste d’acquérir un nouveau bien immobilier, une maison bourgeoise à deux pas de leur appartement, Claude perd le contrôle de la Honda 900 Fireblade de son beau-frère en rentrant de son lieu de travail, et décède quelques heures plus tard à l’hôpital.

Brigitte Giraud a mis 20 ans à dire cette « chose énorme qui nous frappait en nous laissant sans mots », tant la perte de l’autre prive de la parole et du monde. Comme cette éclipse qui, quelques semaines après les obsèques, devait plonger la ville dans l’obscurité en plein midi. C’est ce que montre l’auteur en usant d’un dispositif tout aussi admirable qu’implacable, à travers lequel elle parvient à faire coïncider, dans une même et unique aspiration par le vide, la disparition brutale de Claude et les faux-semblants d’une époque aujourd’hui révolue.

Ce dispositif, à la fois litanie et compte à rebours, est constitué de 23 « si » en amorce à autant de chapitres (sur le mode « avec des si on peut refaire le monde »), à travers lesquels l’auteur ressasse l’enchaînement d’évènements jusqu’à l’inéluctable. Comme l’écrit Rozenn Le Berre dans L’expérience du deuil : « La perte de l’autre vient soudainement nous rappeler le caractère illusoire de notre jeu face à la vie », et en effet, l’inéluctabililté du destin qui doit la priver de son compagnon, fait simultanément craquer le vernis social et les stéréotypes par lesquels nous pouvons croire que le monde échappe au vide et au non-sens. Et l’auteur ne manque pas de nous rappeler que dans la réalité, en dehors du roman, « il n’y a pas de si » et « rien à comprendre ». A la fin le personnage meurt toujours.

Mais ce jeu, aussi futile, gratuit et désabusé qu’il paraisse, n’en permet pas moins à Brigitte Giraud de mettre des mots sur une douleur sinon indicible du moins longtemps tue et de s’approcher comme discrètement, en trompant l’effroi, de « cette béance ». On pense alors à la paire de lunettes qu’elle glisse dans le sac de son fils afin qu’il puisse observer l’éclipse évoquée plus haut sans se brûler la rétine. L’auteur renoue donc avec elle-même en tant qu’être de parole. Mais s’agit-il vraiment de renouer avec soi-même ? Car la rupture provoquée par le deuil est définitive, et la perte de l’autre est tout autant la perte d’un autre soi-même. Paradoxalement, ce ressassement de conditionnels passés sans issue, tout en éclipsant celle que fut l’auteur et le monde qui la soutenait dans son identité, la fait réapparaître, au terme d’une longue et douloureuse re-création, sous une nouvelle identité, et dans sa vulnérabilité crue. Le récit se termine d’ailleurs par une discrète victoire, la brusque irruption d’un détail fugace qui lui rappelle que par-delà l’éclipse du monde et l’effilochement des souvenirs, une vie a bien été vécue : « quelque chose avait eu lieu. J’étais rassurée. »

Par Ronan Rocher, documentaliste à COMPAS

Extrait

Claude aurait enclenché la première, aurait rejoint la chaussée dans des gerbes d’eau et aurait roulé comme en berne jusqu’à la discothèque, où il serait arrivé un peu piteux. Cela aurait été un jour où il n’aurait pas fait d’envieux parmi ses collègues, où aucune fille ne se serait retournée sur son passage, où l’empreinte même du rock’n’roll aurait quitté sa silhouette. Il aurait attaché sa moto sur l’emplacement réservé du parking, puis il aurait avancé dans sa combinaison dégoulinante, il aurait demandé au gardien à la loge s’il pouvait la laisser sécher quelque part dans un couloir, ils auraient eu cette conversation de connivence à propos de la météo, ils auraient dit que pourtant c’était le deuxième jour de l’été, qu’heureusement que ce n’était pas tombé la veille pour la Fête de la musique, ils auraient parié que ça n’allait pas durer, et en effet cela n’aurait pas duré, deux heures plus tard la pression atmosphérique se serait allégée et la pluie se serait calmée en même temps qu’un peu de vent serait venu du nord, léger mais parfait, juste ce qu’il fallait pour dissiper la nuée, et la lumière aurait surgi, vive et éclatante, et les martinets auraient repris leurs tournoiements sans fin entre les immeubles et leurs cris se seraient réverbérés contre les façades et seraient entrés par les baies vitrées du bureau que Claude aurait fini par ouvrir pour accueillir l’été.

Mais ce mardi 22 juin, il faisait beau, on pourrait dire normalement beau pour la saison.