Oh, Canada / Banks, Russell

Oh, Canada / Banks, Russell
Actes sud, 2022, 328 p.

# Roman

Présentation

Leonard Fife est un cinéaste canadien d’origine américaine, réalisateur de documentaires engagés (sur l’agent orange utilisé par l’armée américaine, les dérives pédophiles dans l’église canadienne, entre autres sujets de société), professeur à l’université, et jouissant d’une grande renommée. En raison de ses engagements, de son intégrité et de ses innovations formelles, il fait figure de maître et de modèle pour une génération de cinéastes qu’il a formé.

Le récit s’ouvre sur un personnage en fauteuil roulant, accompagné de son infirmière, Renée. Leo est en effet atteint d’un cancer en phase terminale, nécessitant la présence à domicile d’une infirmière en quasi permanence. Une équipe de tournage est en train de s’installer dans le grand salon de l’appartement dont elle a vidé tous les meubles et obturé les fenêtres. On comprend que Leo, suite à la demande de Malcolm, un de ses anciens étudiants, a accepté de donner à ce dernier une ultime interview « sur son lit de mort ». Un dernier personnage complète ce huis-clos d’une journée, Emma, la femme de Leo, pour l’heure réfugiée dans sa chambre, afin d’échapper à l’équipe de tournage, à moins que ce ne soit pour fuir la maladie de son mari s’interroge le narrateur. De fait, l’idée de cette interview déplaît fortement à Emma ; or, on apprend vite que c’est pour elle que Leo l’a acceptée, et que c’est à elle qu’il s’adresse, au point qu’il n’aura de cesse d’exiger qu’elle continue à y assister, malgré ses tentatives pour prendre congé.

Car il y a un malentendu sur les finalités de cette interview. Si Leo l’a acceptée, ce n’est pas pour livrer une ultime vérité sur son œuvre cinématographique, comme le croit Malcolm, son ancien élève, son double, imposteur accompli dont le vieux cinéaste, à l’heure de sa mort, se moque des faux-semblants, des ambitions louches et des compromissions avec le système même qu’il prétend dénoncer. Non, Leo a un tout autre projet. Il voit dans cette interview une dernière occasion de régler ses propres comptes, avec celui qu’il a été. L’ambition de Leonard Fife est de livrer une sorte de confession sur l’homme qui se cache derrière le masque du cinéaste engagé et respecté. Cette confession, il entend l’adresser à sa femme, Emma, afin qu’elle connaisse enfin celui avec qui elle a partagé sa vie, sous l’œil de la caméra qui garantira que cette intimité a bien été.

Dès lors, le roman est rythmé par des allers-retours entre le récit, par Leo, de sa jeunesse américaine, avant son installation au Canada, et le moment présent de la captation, cette sorte de prise d’otage où Leo interdit à quiconque de sortir de la pièce et où il prive Malcolm du film qu’il avait pensé faire.

Oh, Canada est le dernier livre de Russell Banks ; le romancier américain, lui-même atteint d’un cancer est mort quelques semaines après la parution du roman. Il y dresse le portrait d’un homme de sa génération et de son milieu, dont l’histoire croise la sienne. A travers le personnage de Leonard Fife, qui reste un personnage de fiction, il nous dresse le portrait saisissant d’un homme tourmenté devant la certitude de l’imminence de sa mort, convaincu qu’il doit, avant de mourir faire connaître celui qu’il a réellement été, sans quoi il disparaîtra sans même que son moi véritable n’ait été connu. En définitive, comme le dit Leo, menteur, il n’a offert qu’une version trompeuse de lui-même, et n’a reçu en retour qu’une présence tronquée de ceux dont il aurait voulu être aimé.


Par Ronan Rocher, documentaliste, COMPAS

Extrait

La nausée de Fife se calme un peu. Il n’a plus de vertige. Il prend une respiration et s’adresse à la caméra de Vincent. Pendant quarante-cinq ans, soit toutes mes années au Canada, dès le premier jour où je suis allé acheter ma première caméra 16 mm, j’ai exposé la corruption, le mensonge et l’hypocrisie dans le gouvernement et dans les affaires. D’accord ? J’ai fait ce que n’importe qui aurait pu faire avec du temps, de l’énergie et une caméra. N’importe qui. D’accord ? Et maintenant, avec votre caméra, je m’expose. Ma corruption, mes mensonges, mon hypocrisie. Et c’est quelque chose que je suis le seul à pouvoir faire. Personne d’autre ne le peut.

Il dit : si je vous embrouille ou vous gêne, ou si je vous mets en colère contre moi, si je vous frustre, vous n’avez qu’à me donner assez de temps pour que je termine et vous aurez tout ce qu’il vous faut pour savoir qui je suis. C’est tout ce que je demande, du temps pour terminer quelque chose que je suis le seul à pouvoir réaliser. Ce qui revient à me faire ce que j’ai fait pendant presque cinquante ans au monde en général, ou au moins au Canada en général, en exposant sa corruption, ses mensonges et son hypocrisie.

Il dit : ça vous paraîtra de la fiction, comme si j’inventais presque tout, mais ça ne me dérange pas. Je me fous de ce que vous ferez avec mon histoire une fois que j’aurais fini de la raconter. Je serai mort. Vous pouvez la couper et la raccorder comme ça vous chante, lui donner la forme qu’il vous plaira et plaira à ceux qui vous payent pour faire ce film. Mais quoi que vous fassiez de mon histoire une fois que je l’aurai racontée, vous m’aurez vu et entendu dire à ma femme avec quel genre d’homme elle s’est mariée, avec qui elle a vécu et travaillé toutes ces années. Vous aurez été les témoins dont la présence, la caméra et le micro seront garants que cette intimité entre un homme qui se trouve être moi, Leonard Fife, et son épouse, une femme qui se trouve être Emma Flynn, a bien eu lieu.

Il dit : sans doute vous ne le croyez pas ou ne le comprenez pas, mais cette intimité ne peut avoir lieu sans la présence de votre caméra et de votre micro. Ce sont eux – et vous quatre, et même vous, Renée – qui m’empêchent de mentir à Emma, ce que je ferais si elle et moi étions seuls, sans témoins ni caméra ni micros. Quand deux personnes qui s’aiment ne sont qu’entre elles deux, elles mentent toutes les deux, d’habitude seulement pour se protéger, mais parfois aussi parce qu’elles ne supportent pas d’être blessées ou de se blesser mutuellement en disant la vérité. Est-ce que vous comprenez ? Tous ?

Malcolm dit : tu prends tout ça, Vincent ? Putain, j’espère que tu rates pas ça. Oui, oui, on l’enregistre, t’en fais pas.