L’expérience du deuil / Rozenn Le Berre

L’expérience du deuil / Rozenn Le Berre
Septentrion, 2020, 243 p.

# Essai

Présentation

Outre qu’elle ait succédé à Dominique Jacquemin à la coordination du Manuel de soins palliatifs édité par Dunod, Rozenn Le Berre intervient aussi régulièrement en revues ou dans des ouvrages collectifs sur la thématique du deuil et sur celle de l’écriture de la maladie grave. Conciliant en quelque sorte ces deux axes de travail, et ayant constaté de surcroît la vogue et l’étonnant succès des récits de deuil dans les catalogues des maisons d’édition, elle prend pour objet d’étude dans cet essai le deuil en tant qu’expérience. L’hypothèse qu’elle formule dès son introduction est que le goût des auteurs et des lecteurs pour ce type de récit, vient du fait que le deuil questionne spécifiquement notre nature relationnelle, à savoir que nous sommes des êtres définis par nos attachements (aux personnes, à nos environnements). Le deuil se manifestant comme une rupture de ces attachements, c’est notre rapport au monde qui se trouve, à travers son irruption, interrogé.

Pour tester et valider son hypothèse, Rozenn Le Berre s’intéresse d’abord aux définitions du deuil et de l’attachement telles qu’elles ont été posées par certains grands aînés. Cela donne lieu notamment à une discussion serrée avec le Freud de Deuil et mélancolie, ou à de solides prises d’appuis dans les pensées de John Bowlby et Donald Winnicott, qu’elle prolonge et actualise grâce aux apports contemporains et décisifs de Judith Butler dans son ouvrage Vie précaire ; les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001.

Ce qui se dessine à travers ce parcours réflexif c’est combien la douleur provoquée par la perte de l’autre agit comme un révélateur que ce même autre nous constitue. L’auteur en vient alors à pouvoir affirmer : « C’est ce que je perds qui me fait apparaître qui je suis. » Car si le « je » en deuil traverse une crise, il le doit bien au fait que « l’autre n’est plus ». L’enjeu du deuil apparaît alors comme celui de la continuité du moi dans un contexte de rupture, ce que l’auteur illustre en commentant deux exemples puisés dans la littérature, celui de Simone de Beauvoir dans Une mort très douce, et de Peter Handke dans Le malheur indifférent. La mise en récit de la perte de l’autre a en effet rendu possible chez ces deux auteurs le tissage d’un nouveau récit de soi, dont la trame est l’expérience même du deuil, de la rupture, de la souffrance qui prive de mots.

Ce faisant, et pour en revenir à la vogue actuelle des récits de deuil, l’auteur postule qu’au-delà de leur éventuelle dimension narcissique, ils pourraient bien être porteurs d’une nouvelle idée de l’identité : l’identité comme manque ; aussi bien que d’une nouvelle compréhension de l’accompagnement du deuil comme projet collectif, voire politique : soigner notre dimension relationnelle.

Par Ronan Rocher, documentaliste

Extrait

La perte de l’autre proche signe le retour réflexif sur ce qui nous constitue : la valeur essentielle et constitutive de nos attachements. Cette dimension apparaît dès lors qu’on s’attache à analyser la question du deuil sous l’angle de la notion d’expérience vécue, temporellement, corporellement, spatialement. Le travail sur la perte de l’autre proche permet d’amorcer, en négatif, la réflexion sur la place de l’altérité dans nos relations : en quel sens nous sommes constitués mais aussi affectés par autrui, et à quel point cela nous apparaît cruellement au moment de la perte. En effet, l’épreuve du deuil donne à voir la vie humaine comme polarisée, susceptible de tensions, de ruptures, qui nous rendent profondément dépendants de nos contacts avec autrui, au travers d’expérience positives comme négatives : relation amoureuse, trahison, amitié, agression, violation… Cette expérimentation de la dimension relationnelle qui traverse nos vies s’ancre dans une polarité première et vitale, laissant la place au vide, mais aussi à l’excès : n’ayant pas source dans la rationalisation volontaire et réflexive, elle s’exprime par exemple au travers de l’affect corporel ou de l’indignation morale. (p.58)