Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple / Didier Eribon

Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple / Didier Eribon
Flammarion, Nouvel avenir, 2023, 327 p.
# Essai
Présentation
Didier Eribon avait élargi une première fois la cercle de ses lecteurs avec son livre (et ses adaptations sur scène et au cinéma) Retour à Reims, dans lequel il interrogeait, à l’occasion de la mort de son père, son milieu social d’origine : celui du monde ouvrier du nord-est de la France. Ou quel regard un homme, sociologue et philosophe, parfaitement intégré au monde académique, portait sur son milieu d’origine quand son parcours attestait d’un acte de rupture constant avec celui-ci. Poursuivant dans cette veine où l’autobiographie fait figure de point d’ancrage au développement du discours théorique, il se saisit ici du thème de la vieillesse, envisagée essentiellement sous l’angle de la dépendance, telle qu’il la découvre avec l’entrée de sa mère en EHPAD, suivie de son rapide dépérissement. Se tisse ainsi au fil des pages une double trame où le récit du fils nourrit les réflexions de l’intellectuel. Et inversement.
La richesse du regard de Didier Eribon sur la vieillesse consiste sans doute en grande partie en ce qu’il parvient à concilier l’ingénuité de qui découvre l’univers de la dépendance et des lieux de réclusion du grand âge, et l’apport critique et informé d’un théoricien qui a lu les plus grands auteurs sur le sujet de la vieillesse, à commencer par Simone de Beauvoir et Norbert Elias. Le lecteur se trouve entraîné et conduit dans une valse d’allers-retours entre d’une part les observations et les émotions du fils, et d’autre part les souvenirs de lecture qui s’y associent et créent du sens – là où, singulièrement, il fait défaut.
On trouvera dans ce livre de nombreuses pistes de réflexion et des hypothèses quant à la nature du fait social que constitue la vieillesse, l’auteur venant au terme de son parcours à la caractériser comme « destitution sociale, civique et politique ». Mais peut-être la thématique la plus originale et la plus sensible de l’ouvrage est-elle l’allure de quête qu’il prend parfois lorsque l’homme accompli, le transfuge de classe qui avait consciemment défait le lien familial, qui avait gagné la bataille de l’hérédité, l’avait dissoute et remplacée par des amitiés affinitaires et choisies, s’interroge, face au vide soudain que laisse la disparition de sa mère, sur ce qu’il vient de perdre.
Une invitation à la lecture de Ronan Rocher, documentaliste.
Extrait
Nous nous sommes beaucoup parlé au téléphone, j’ai retrouvé, ou reconstruit, une relation avec elle. Non sans difficultés. Mais j’ai bien conscience que cela fut insuffisant. Ce geste du retour et des retrouvailles fut trop parcimonieux de ma part, mes visites trop espacées, trop courtes également. Ce fut comme si ces moments étaient pris sur un temps que j’estimais trop précieux, ou trop rempli, pour que je puisse lui en accorder un peu plus que je n’étais résolu à le faire.
Par conséquent, puisqu’elle ne me manquait pas quand elle était en vie, pourquoi serais-je fondé à dire aujourd’hui qu’elle me manque ? Pendant des mois après son décès, pourtant, il m’est arrivé d’avoir un étrange réflexe : lui téléphoner pour lui poser une question. Qui n’aura jamais de réponse, puisqu’il n’y a plus personne au bout du fil. Au fond, c’est simple, quelque chose a changé dans ma vie, dans mon identité personnelle, dans la définition de moi-même : j’étais un fils, et je ne le suis plus. Elle vivante, si espacées, si intermittentes qu’aient pu être nos relations, et, au fond, si peu fils que j’aie pu m’efforcer de l’être tout au long de ma vie (disons-le : je ne voulais plus être un fils, cela me pesait), je l’étais toujours, je l’étais malgré tout. Et d’ailleurs, ne l’étais-je pas redevenu, au cours des dernières années puisque je m’occupais – un peu – d’elle, désormais âgée et de plus en plus malade. Alors, oui : un fils, voilà ce que j’étais ; et donc n’avais jamais vraiment cessé d’être.