Le roi se meurt / Eugène Ionesco
Le roi se meurt / Eugène Ionesco
Gallimard, Folio, 1963, 136 p.
# Théâtre
Présentation
Bérenger 1er fut un grand roi, au pouvoir illimité et fantaisiste, infaillible et dérisoire. Pendant plusieurs siècles il a fait prospérer son royaume, gagné plus de deux mille guerres, bâti des capitales, volé le feu aux dieux et même, dessiné les plans de la Tour Eiffel. Mais tout grand roi qu’il fut, quelle qu’ait pu être l’étendue du ses pouvoirs, le moment pour lui est venu de tirer sa révérence, et de renoncer à la vie. Le problème, c’est que Bérenger 1er n’est pas prêt : il refuse de mourir, il ne l’a pas décidé.
Si sa seconde épouse, la coquette reine Marie, l’encourage dans son déni et l’entraîne à refuser l’inéluctable, cet entêtement met dans l’embarras l’ensemble de son entourage ; à commencer par sa première épouse, la reine Marguerite qui, épaulée par le médecin, va s’efforcer tout au long de la pièce de guider le roi sur le chemin de sa finitude, en l’occurrence concrète et immédiate : il devra être mort à la fin de la représentation.
Il faut bien dire que la situation du pays est dramatique au dernier degré. Le palais est en ruine, les terres en friche et les montagnes s’affaissent. Le soleil ne se lève plus à l’ordre du roi. Le royaume, qui comptait 9 milliards d’habitants au début de son règne n’est plus peuplé que d’un millier de vieillards à peine… et de quarante-cinq jeunes gens qui vieillissent si vite qu’en deux jours ils sont octogénaires. La foudre s’est immobilisée dans le ciel, le feu dans l’âtre ne s’allume plus pour réchauffer la salle du trône, qui n’est d’ailleurs plus qu’un poussiéreux living-room. Enfin, tandis qu’au-delà des frontières les vaches vêlent deux fois par jour, la dernière vache du royaume, elle, ne donne même plus de lait.
Au décours des perles d’humour et de bouffonnerie qui jalonnent le texte et garantissent le plaisir de la lecture, on suit l’avancée toute en fuites et détours de Bérenger vers l’inéluctable acceptation de la finitude de son existence. Lui qui commandait aux hommes, à la nature et aux choses va progressivement faire l’apprentissage de l’impuissance, et reconnaître que sa volonté, ses décisions et ses ordres sont désormais sans effets. Etape par étape, il accomplira le douloureux parcours de désespoir, de peur, de terreur, d’appels au secours, de supplication, de délire, de négociation et de pleurs, qui mène du refus et de la colère à la résignation.
Le mourant est toujours seul à partir. Il emporte avec lui le monde dans lequel il a vécu. Ionesco emprunte la voie de l’absurde pour mieux débusquer l’inanité de la prétention des hommes à la toute-puissance, leur incapacité à envisager leur finitude dans ses ultimes conséquences et, en définitive, à se penser véritablement autrement qu’en amputant cette pensée de la part d’ombre qui la constitue, et la dévore irrémédiablement.
Une invitation à la lecture de Ronan Rocher, documentaliste.
Extrait
MARIE – Hélas ! Ses cheveux ont blanchi tout d’un coup. Les rides s’accumulent sur son front, sur son visage. Il a vieilli soudain de quatorze siècles.
LE MEDECIN – Si vite démodé.
LE ROI – Les rois devraient être immortels.
MARGUERITE – Ils ont une immortalité provisoire.
LE ROI – On m’avait promis que je ne mourrais que lorsque je l’aurais décidé moi-même.
MARGUERITE – C’est parce qu’on pensait que tu déciderais plus tôt. Tu as pris goût à l’autorité, il faut que tu décides de force. Tu t’es enlisé dans la boue tiède des vivants. Maintenant, tu vas geler.
LE ROI – On m’a trompé. On aurait dû me prévenir, on m’a trompé.
MARGUERITE – On t’avait prévenu.
LE ROI – Tu m’avais prévenu trop tôt. Tu m’avertis trop tard. Je ne veux pas mourir… Je ne voudrais pas. Qu’on me sauve puisque je ne peux plus le faire moi-même.
MARGUERITE – C’est ta faute si tu es pris au dépourvu, tu aurais dû t’y préparer. Tu n’as jamais eu le temps. Tu étais condamné, il fallait y penser dès le premier jour, et puis, tous les jours, cinq minutes tous les jours. Ce n’était pas beaucoup. Cinq minutes tous les jours. Puis dix minutes, un quart d’heure, une demi-heure. C’est ainsi que l’on s’entraîne.